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samedi 28 octobre 2017

Souvenirs dormants - Modiano

Patrick Modiano, Souvenirs Dormants (2017)
Gallimard, 2017, 105 p.

Retrouver Modiano après trois ans d'absence

Ce n'est pas si simple le premier roman après un Nobel, une belle médiatisation, quelques polémiques (et mon éphémère heure de gloire bloguesque à l'annonce de son prix). On ne va pas se mentir, il y a la peur d'être déçue, la crainte qu'il ait changé, ou même d'avoir trop changé soi-même au point de ne plus être sensible à sa manière si singulière d'écrire. C'était un risque ces retrouvailles.

Je me suis donc jetée dessus le jour de sa sortie, avec crainte et fébrilité (déjà dépitée du trop peu de pages de son nouvel opus). J'ai de la chance, il y a des choses qui ne changent pas dans la vie : ce qu'écrit mon romancier préféré et ma manière de le lire. Tout va bien donc.

C'est toujours l'histoire d'un homme qui se souvient

C'est encore le long rassemblement des souvenirs qui s'éparpillent toujours plus à mesure que le temps passe. Car même si Modiano aura pour moi toujours une trentaine d'années, on ne va pas se mentir, c'est maintenant presque un vieux monsieur. C'est vrai, c'est encore une histoire de déambulation, d'adresses d'un autre temps, c'est, selon les expressions journalistiques maintenant convenues, son éternelle "géographie intime", ses "brouillards phosphorescents", la "petite musique de Modiano"...mais au fond c'est tellement plus que tout cela.

Souvenirs dormants raconte la longue solitude d'un jeune homme entre 17 et 22 ans, et de ses rencontres imprécises. Des femmes essentiellement. On y retrouve les personnages féminins de ses autres romans, on croise des état-civils qui en rappellent d'autres, des situations qu'on a déjà lues. Il y a la femme mystérieuse et légèrement fatale, forcément mariée mais sans époux. Il y a la très jeune femme sous emprise, la vingtaine à peine engagée, fragile, en équilibre entre deux mondes et qui ne s'appartient pas vraiment. Il y a le couple en fuite qui se cache d'hôtels en hôtels. Et surtout, il y a celle qu'il ne veut pas nommer et pour cause :

"je me méfie encore , après cinquante ans, des détails trop précis  qui pourraient permettre de l'identifier" (p.75)

Souvenirs dormants répond une fois de plus au reste de son œuvre

Cette femme qu'il ne veut pas nommer, c'est peut-être Carmen de Quartier perdu. Ici, les souvenirs dormants paraissent aussi potentiellement inquiétants que des agents. Car c'est d'abord et surtout un roman sur le danger, la peur, la disparition, la fuite et le mystère. Modiano ce n'est pas que du flou, c'est aussi l'évocation des gens malveillants, au passé trouble, des hommes dangereux, menaçants, ceux dont il disait dans son précédent livre qu'ils sont aussi coupants de face que de profil (de mémoire hein, peut-être ce n'est peut-être pas la formulation exacte).

Deux jours après l'avoir terminé, après avoir relu Quartier perdu, une partie Du plus loin de l'oubli et de Fleurs de ruines, ainsi que certains chapitres de sa biographie, je me dis que l’œuvre de Modiano c'est un monde parallèle (disparu, imaginaire, littéraire ? peu importe). Je ne sais pas du tout si Souvenirs Dormants pourrait plaire à quelqu'un qui ne connaît pas son œuvre, parce que je le lis à la lueur des autres. Mais pour le lecteur assidu et un peu obsessionnel de Modiano (dont je suis), ce dernier roman, presque trop court, trop essentiel, est une nouvelle piste de compréhension, qui une fois de plus éclaire tout le reste. La matrice de l'écriture de Modiano c'est vraiment le danger, la fuite, l'évaporation, le souvenir.

Car ce que nous confirme Souvenirs dormants (et on respire l'effroi du narrateur (ou de l'auteur) à l'évoquer une nouvelle fois) c'est que si l'Occupation est au cœur de sa production, il y a aussi une certaine nuit de l'été 1965, avec un cadavre froid au 2 avenue Rodin, Paris XVIe. Modiano nous renvoie lui-même vers Quartier perdu avec la production du rapport d'enquête, les constatations de la police, avec la fuite et la disparition. Clin d’œil littéraire ou dissimulation du réel, à la limite peu importe.

"Ainsi, on ne saura pas s'ils appartiennent à la réalité ou au domaine des rêves" (p.96) 

Un narrateur face à ses propres démons

Dans Souvenirs dormants, c'est comme s'il trainait derrière lui depuis trop longtemps quelque chose qui mêle le drame et la beauté, le banditisme et la fragilité. Des crapules qui menacent des femmes en suspension. Il y a un demi-siècle, le narrateur pense n'avoir été qu'un simple figurant dont personne ne se souvient, au milieu d'une population marginale et désargentée. On l'observe faire le bilan de ses nombreuses fugues et de ses lâchetés.

"Nous étions partis à pied  de Saint-Maur, 35 avenue du Nord, et nous avions mis 20 ans pour arriver au 76, boulevard Serurier". (p.100)


Force est de constater que plus je le lis, plus je tente de reconstituer avec lui ce qui a pu se passer. Je croise ses romans, confronte ses personnages, je m'interroge, je cherche...bref j'ai l'impression de refaire une thèse. 
 

Je me demande combien sommes-nous de lecteurs un peu fous (et moyennement en place quand même il faut bien l'avouer) qui continuons à reconstituer l'ensemble de son enquête sur ce qui n'est plus et qui n'a peut être même jamais été. Combien sommes-nous à recouper les états-civils improbables, les adresses et numéros caduques ?

Et puis à chaque fois, il repart pour une nouvelle destination qui n'existe plus, ici ce n'est pas vers la rue des boutiques obscures à Rome qu'il poursuit son chemin , mais vers le portail vert de la dernière maison d'un village nommé Remauville.

(que j'ai déjà localisé sur ma carte...tout en dissimulant à l'Homme mes agissements, je suis irrécupérable...).

25 commentaires:

  1. Acheté hier, commencé dans la foulée, je savoure ce petit texte sans précipitation.
    Contrairement à d'autres auteurs que j'adore et qui ont fini leur carrière avec des livres d'une indigne médiocrité, Modiano ne change pas (c'est d'ailleurs ce que lui reprochent ses détracteurs, de toujours réécrire le même livre, mais je trouve ce débat tellement stupide et tellement réducteur...).
    Tu n'es évidemment pas objective quand tu parles de Modiano (et c'est tant mieux!) mais je te rejoins pour dire que ce livre ne décevra pas ceux qui apprécient ce grand Monsieur.

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  2. Bel article sur un auteur et son univers. Moi, je ne suis jamais parvenue à pénétrer dans son monde.

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  3. Modiano et toi, c'est un peu comme Annie Ernaux et moi j'ai l'impression.... C'est beau je trouve, et c'est tellement intéressant !
    Je n'ai lu qu'un seul roman de Modiano et je n'ai pas vraiment accroché. Il faudrait que j'essaie à nouveau quand même.

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  4. Galéa, je l'ai lu moi aussi et je n'ose pas t'avouer que j'ai l'impression d'avoir un peu manqué le rendez-vous. Bien sûr, j'ai retrouvé sa petite musique mais comme tu le dis si bien, Modiano, c'est bien plus que ça. J'aime ses romans car il laisse de la place au lecteur mais vois-tu, là, j'en avais presque trop. Il me manquait le liant pour rassembler toutes les pistes qu'il a laissées et je comprends pourquoi en lisant ton billet. Je n'ai pas lu les livres que tu cites car je suis une modianette trop récente. Mais, un petit tour à la librairie et cela va s'arranger !

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  5. Tu ne te lasseras donc jamais de cet auteur.

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  6. Tu es le Jaenada de Modiano en quelque sorte , chère Galinette, menant l'enquête en lousdé sur tout un tas de cold cases en parallèle avec lui-même...romantisme de la fuite, de l'échappée et du mensonge, assumé ou pas...indéniable identification à tout un tas de paumés du petit matin, et pas que, pour faire un clin d'œil au grand Jacques...mystère des destinées et bien plus encore, des trajectoires...j'aime ta fascination et ta vénération pour cet auteur, qui lui rend un très bel hommage , inspiré et vivant . J'aime ta peur de ne pas retrouver la magie, de ne plus l'aimer ! Ou de ne plus savoir le lire... Les fondus de littérature te saluent bien ;-)

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  7. Un billet qui sent bon la passion...
    Et pour quelqu'un qui, comme moi, ne l'a jamais lu, tu conseillerais lequel pour entrer dans son univers ?

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  8. Tes billets modianesque sont des lettres d'amour et c'est pour cela aussi qu'on les aime. A chaque fois, je me dis que je le relirai peut-être finalement, parce que, qui sait, un auteur peut nous toucher à un moment de de notre vie et pas à un autre. Et puis, j'en discutais ce midi avec une amie, du fait que je n'arrive pas à entrer dans son oeuvre, elle est en train de lire Rue des boutiques obscures et adore et moi je me dis que c'est impossible que tant de personnes qui sont importantes dans ma vie puissent aimer un auteur que je n'aime pas (ou plutôt l'inverse). Alors je ne désespère pas d'aimer un jour.

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  9. Je l'achète lorsque j'irai à la grand'ville. Modiano est mon auteur préféré et pourtant, je ne l'ai jamais chroniqué... Je ne peux pas, alors j'admire ton billet.

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  10. 105 pages seulement ! Il va falloir s'en contenter. En attendant, je vais essayer de lire les 6 ou 7 (ça fait beaucoup quand même) qu'il me reste.

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  11. Modiano est un vieux monsieur, mais dans nos têtes il restera toujours un éternel jeune homme ... il me tente bien ce dernier roman, mais ce serait peut-être mieux que je lise "quartier perdu" avant.

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  12. Je n'aurais pas dû lire ce billet ; ainsi, j'aurais pu ne garder de Modiano que mes impressions de lecture de "Rue des boutiques obscures" et "Dora Bruder" que tu m'avais fait découvrir.
    Au lieu de ça, voilà maintenant que j'ai envie de le lire en entier et dans l'ordre.
    Et le pire c'est que, si je succombe, je risque de te dire merci... ;)

    (ce que tu décris comme la matrice de Modiano m'évoque un livre que je viens de terminer et dont je ne vais parler sous peu sur mon blog... )

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  13. L'univers de Modiano me reste complètement hermétique, après n'avoir qu'un seul titre, le même d'ailleurs, sans m'en rendre compte, à 15 ans d’intervalles (mais bon, du coup j'ai compris pourquoi je n'ai pas lu de Modiano pendant quize ans, c'est déjà ça ...).
    Par contre, je vis la même passion que toi avec Echenoz, qui ne publie qu'au compte goutte des bouquins que je mets une demi journée à lire, il m'énerve !

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  14. je fais partie des lectrices qui ne se lassent pas de le lire et de le relire . Un grand talent toujours renouvelé. Je le lirai bien sûr mais rien ne presse

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  15. J'avais lu "Dimanches d'août" peu après sa sortie (c'est dire que j'étais jeune) et depuis, je n'ai pas replongé (enfin, je ne crois pas sauf si je suis un brin amnésique). Pourtant, j'avais bien aimé le lire. Au moins, je sais que je peux compter sur toi pour me faire part de ses sorties littéraires.

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  16. C'est sûr, je vais me procurer ce nouvel écrit de ton chouchou !!!

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  17. Bonjour,
    Je suis contente ce matin de lire que ton rendez-vous a été exquis ; fébrilité et attirance, toujours intactes.
    Je n'ai jamais lu ce Monsieur, pourtant Mister B. a tous ces livres.
    ((PS : Hum... Modiano, encore brun, je trouve qu'il y a une certaine ressemblance avec Jérôme. Implantation des cheveux, le front, le regard noir. Bref...))
    Belle semaine Galéa !

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  18. C'est ta chronique et ta fascination pour Modiano qui sont le plus intéressantes pour le non passionné de l'homme et de sa recherche du temps perdu. Tu en parles bien. Après, le livre, je vais m'abstenir cette fois-ci, je l'ai déjà lu avant ...

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  19. Ah ! Que tu en parles bien ! Moi, j'aime les lecteurs-trices obsédé-e-s. Je trouve fascinant ces œuvres qui donnent envie d'y revenir encore et encore, et où l'on trouve, encore et encore, des trésors cachés, des mystères, des questions sans réponses. Tout ce que tu en dis donne très envie de découvrir ce nouvel opus, même quand on ne connait pas aussi bien l'oeuvre de Modiano que toi, juste pour voir si le charme opérera...

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  20. Tu me parles toujours si je t'avoue que je n'ai jamais lu Modiano... ?

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  21. J'adore te lire quand tu parles de lui !

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  22. N'ayant pour l'instant lu que deux romans de Modiano je ne suis pas certaine de pouvoir apprécier celui-ci du coup, et autant j'ai aimé Dora Bruder, autant je suis passée à côté de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, je n'avais pas vraiment les clés pour le lire. En tout cas la lecture de tes billets sur Modiano sont toujours intéressants, mais surtout empreints d'émotion.

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  23. C'est bon de te lire parler de Modiano, tout simplement :*

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  24. Un auteur que je ne connais que trop peu. Il faut que j'y remédie !

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  25. J’en lis un de temps en temps. Je note de lire Quartier perdu avant celui-ci

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